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01/02/2011

Jean-Louis Kuffer

Bloc-Notes, 1er février / Les Saules 

littérature; récit; livres

Tout commence avec un jardin, la lumière dans la maison, le chant du merle, ces visages sur une photo sépia, ces voix convoquées au gré du temps qui passe, ces sensations qui forgent les images et les mots. Le narrateur du roman de Jean-Louis Kuffer, L'enfant prodigue, d'une seule envolée comme dans un poème symphonique qui se démultiplie sous nos yeux - je pense à la ballade de la Karelia Suite de Jean Sibelius, ou Au matin extrait de Peer Gynt d'Edvard Grieg - visite avec tendresse et nostalgie, les moments de son enfance qui à eux seuls sont tout un roman: Je réentends le vieux Coboye à travers les années ou mon grand-père le Président, notre père le taiseux ou sa mère, mère-grand la râleuse, ou Grossvater le sentencieux, Greta la prêcheuse ou Lena la rieuse toujours à claironner son allègre soprano: je les connais mieux, eux tous et leur voix, que je ne me connais moi-même dont je n'entends pas la voix.

Comme du chapeau d'un magicien, au rendez-vous de sa mémoire émerge le quartier des Oiseauxle jeune Pilou - dont la mort est peut-être le passage le plus bouleversant du livre - Mickey de la tribu maudite, mêlés au souvenir des Pieds Nickelés et de Winnetou aiguisant le regard au dedans comme au dehors de celui dont la demoiselle Champoussin, son institutrice, note qu'il se laisse entraîner par son imagination. 

Un peu bohème, voué à être artiste, futur scribe de rien comme il le dit lui-même, promenant sa plume ou son pinceau sous le choc de l'émouvante beauté de l'or du temps, il comprend très tôt que sa vraie vie sera dans la voie tangente et que toute conformité à la loi de tous relèverait d'un malentendu...

Si Jean-Louis Kuffer laisse danser les mots de son narrateur - auquel il doit souvent ressembler comme un frère - avec douceur, humour et gratitude sur la toile de l'univers célébrant l’émerveillement renouvelé des miracles de chaque jour et la mélancolie qui pèse sur les ombres du cimetière, c'est pourtant au vertige du présent, auprès de Ludmila et de leur enfant qui recrée le monde à lui tout seul dans un rire, qu'il voue sa plus durable reconnaissance: Il a suffi d'une paire de ciseaux en plastique bleu pour faire éclater le premier rire de l'enfant. L'enfant est devenu Quelqu'un en voyant le père jouer avec cette petite paire de ciseaux de plastique qui ne coupe rien mais peut faire le loup ou le crocodile, ou les oreilles de lapin, ou les oreilles d'âne.

Entre mémoire et devenir, entre singularité et filiation, Jean-Louis Kuffer dessine avec L'enfant prodigue - vie et mort inextricablement mêlées - un bien beau chant du monde:

Tout nous échappe de plus en plus, avions-nous pensé, mais c'est aujourd'hui de moins en moins qu'il faut dire puisque tout est plus clair d'approcher le mystère prochain, tout est plus beau d'apparaître pour la dernière fois peut-être - vous vous dites parfois qu'il ne restera de tout ça que des mots sans suite, mais avec les mots les choses vous reviennent et leur murmure d'eau sourde sous les herbes, les mots affluent et refluent comme la foule à la marée des rues du matin au soir - et les images se déplient et se déploient comme autant de reflets des choses réelles qui viennent et reviennent à chaque déroulé du jour dans son aura.

Jean-Louis Kuffer, L'enfant prodigue (coll. Le Passe Muraille/D'Autre Part, 2011)

08/01/2011

Philippe Sollers 1a

Bloc-Notes, 8 janvier / Nyon

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Quelle est donc cette mystérieuse alchimie qui précède notre choix de lecture? Quelques phrases parcourues au hasard d'une page, l'attrait d'un univers capable encore de nous bousculer ou nous surprendre? La fidélité à un auteur, à une musique des mots, à une langue, à un lieu? Dans le cas de Trésor d'amour, c'est tout cela à la fois.

Fermez les yeux... Vous êtes à Venise, la ville où Philippe Sollers achète quatre roses rouges qu'il dépose sur le sol aux Gesuati, à San Vio, à San Agnese, à San Trovaso, endroits où il a connu les plus grands bonheurs de sa vie. Un trésor de mémoire. Dans cette Venise dérobée et secrète, il y retrouve Minna Viscontini, 35 ans, professeur de littérature comparée, spécialisée dans le domaine français qu'elle consacre à un seul auteur: Stendhal.

Et comme entre Sollers et Stendhal c'est une histoire d'amour, celle de Sollers et Venise aussi, nous voici embarqués dans un théâtre d'ombres où apparaissent, derrière une improbable glycine violette débordant d'un balcon, Mathilde Dembowska; sous un soleil de feu, Fabrice Del Dongo, Julien Sorel, Madame de Chasteller, fiction et réalité de Stendhal mêlées sans autre souci que de les ressusciter sous le signe de l'Amour, clef de voûte de ce roman du bonheur. Célébration de la vie, de la beauté, de la musique, de la littérature, ce texte ne serait qu'une succession de chapitres supplémentaires au Discours parfait - paru voici un an chez le même éditeur - sans la présence de Minna à laquelle il consacre parmi ses plus belles pages d'écrivain.

On ne sort pas, on ne voit personne, l'eau, les livres, les oiseaux, les arbres, les bateaux, les cloches, le silence, la musique, on est d'accord sur tout ça. Jamais assez de temps encore, encore. Tard dans la nuit, une grande marche maritime, et retour, quand tout dort. Je me lève tôt, soleil sur la gauche, et voilà du temps, encore, et encore du temps. On se tait beaucoup, preuve qu'on s'entend. L'amour, c'est comme retrouver un parent perdu, son regard traverse la mort. Et plus loin: Je reste sur les quais rougis de soleil jusqu'à ce que la nuit tombe. Au bord des escaliers de marbre plongeant dans l'eau, les algues deviennent de plus en plus noires, et les piquets de bois du canal mercuriel ont l'air de s'élancer vers le ciel. Encore une fois, la grande certitude m'enveloppe. Je suis assis, à l'écart, dans ce quartier isolé de Venise , je vais rentrer dans un appartement où Minna m'attend, penchée sur son ordinateur. Bateaux illuminés dans l'ombre, barques amarrées tirant sur leurs cordes, derniers passants, bruits sourds, fermeture des volets. Neuf coups au clocher des Gesuati, là-bas, pour dire l'heure. Dîner de friture de poissons avec bouteille de bordeaux. Encore quelques lignes à la main, velours et silence, et puis sommeil, et puis soleil, et puis bonheur.

Et puis le temps s'arrête, on ouvre à nouveau les yeux, revenus d'un incroyable voyage à travers les siècles où se croisent et se découvrent - comme les lignes de la main où se forge le destin - ces mouvements du coeur qui sont de tous les temps, sous le regard de Stendhal, le personnage central du livre, derrière lequel Philippe Sollers s'efface ou se confond.

Nous allons écouter Don Giovanni à la Fenice, et voici que la musique et les voix font voler le théâtre, et toute la lagune avec lui. On sort, on marche un peu dans la nuit, on prend le bateau, l'eau nous enveloppe, tout est velours, tout est gratuit.

Un vrai bonheur! 

Philippe Sollers, Trésor d'amour (Gallimard, 2011)

image: http://www.histoiredevoyages.fr/venise.html

00:38 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, H.B. dit Stendhal, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

24/10/2010

Jean-Michel Maulpoix

Bloc-Notes, 24 octobre / Les Saules

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Pour ceux qui ne le connaissent pas encore, Jean-Michel Maulpoix est l'auteur d'ouvrages poétiques, parmi lesquels Une histoire de bleu, L'instinct de ciel, Boulevard des capucines, et Pas sur la neige, publiés aux éditions du Mercure de France. Il a également consacré des études critiques à Henri Michaux, Jacques Réda et René Char.

Il nous revient aujourd'hui avec un récit aussi poétique qu'une empreinte de pas dans la neige, Journal d'un enfant sage. Il y donne la parole à Louis, son fils, âgé de trois ans. Et nous voilà transportés, comme par enchantement, dans le monde féerique de l'enfance, terrain fertile et propice aux observations des grandes personnes, ainsi que témoignage de l'amour infini d'un père envers son fils. N'ayant pas atteint l'âge de la majorité, je confie à mon père, qui a déjà fait paraître un certain nombre de livres, le soin de signer ce volume. Je sais qu'il ne manquera pas de corriger certaines étourderies et qu'il saura se garder de trop mêler sa voix à la mienne.

Dans le premier cahier, Louis tient un journal intitulé Le cahier de Louis, dans lequel il nous confie ses impressions sur l'âge, le temps, l'écriture, la famille. Les pages consacrées à son père, empreintes de tendresse et d'admiration, sont extrêmement attachantes: Je vous parlerai de mon père (...) reproduisant ses gestes, ou poursuivant à sa place, la grande et mystérieuse aventure d'écrire, cette étrange affaire d'encre qui commence par tant de tracés hésitants et de lignes brisées. Un peu plus loin, il note: En vérité, il me semble que le bonheur parfois s'étrangle en lui, douloureux comme une lumière trop vive ou un excès de beauté. Peut-être est-il entré dans cet âge où le souvenir de ce qui fut et le regard posé sur ceux qui commencent de vivre tiennent désormais d'aventure. (...) Il est ma force, je suis la sienne. Me voici devenu l'alibi inespéré de son existence. Il n'avait plus de raison d'être. Rien d'autre que poursuivre pour rien, ou en vue d'une "gloire" aussi vague que vaine, cette entreprise d'écrire qui lui avait jusqu'alors tenu lieu de vraie vie.   

Le second cahier porte bien son titre: Leçons de choses. Il y consigne ce qu'il a appris sur les merveilles du monde qui l'entoure, voué à aiguiser le regard de ses petits camarades. Là aussi, que de belles images impressionnistes: L'arbre attend que passe un Noël. La neige recouvre ses épaules. Parfois, des aiguilles de pin pendent au bout de ses branches. Il a fermé ses portes et ses volets de liège, calfeutré ses bourgeons. Il s'est endormi, un écureuil et deux hiboux sur le coeur. Ou encore: Les pétales sont les paupières des fleurs. Mais point n'est besoin de les farder, non plus que d'en recourber les cils avec une brosse ou un petit pinceau. Où sont cachés les yeux? Bien malin qui saurait le dire... Sans doute n'en ont-elles qu'un seul où les abeilles viennent se poser. Tantôt jaune, odorant et rond, tantôt si bien dissimulé qu'on ne l'aperçoit plus... De leur oeil immobile, les fleurs à tout jamais cherchent le bleu du ciel... 

Le dernier cahier - Proses pour Adrien - est composé de drôles de contes ou fables destinés à son petit frère. Il se fait tard, petit frère. Un bruit et une voix après l'autre, le jour se tait. Les chevaliers ont rentré dans les écuries leurs chevaux. Les princes et les princesses de nos livres d'images vont refermer les yeux. Je range mes contes et mes poèmes. La nuit qui tombe est sans étoiles. Ne crains pas les sorcières de la forêt lointaine: contre ton coeur d'amour, leur pouvoir est sans force. Avec mon bouclier en carton et mon épée, je te protège. Bonne nuit, petit frère.

Une invitation à remonter le temps, à retrouver avec délices ces instants de découverte du monde qui ressemblent - dans notre imaginaire perclus de rhumatismes - aux premières gambades sur le sol lunaire... 

Jean-Michel Maulpoix, Journal d'un enfant sage (Mercure de France, 2010)

08:56 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Jean-Michel Maulpoix, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature; récit; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

30/09/2010

Robert Bober

Bloc-Notes, 30 septembre / Les Saules

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Connaissez-vous cet auteur aussi discret que ses personnages, Robert Bober? Il est né à Berlin en 1931 de parents juifs, d'origine polonaise. Fuyant le nazisme, sa famille se réfugie en France. En juillet 1942, prévenus par des amis, ils parviennent à échapper à la rafle du Vel d'Hiv. Quelques années plus tard, il entreprend un apprentissage de tailleur, métier qu'il exercera jusqu'à l'âge de 22 ans, pour se tourner ensuite vers la poterie. Par la suite, il dispense l'été des cours dans des résidences secondaires et mène parallèlement des projets thérapeutiques avec des enfants malades. Il aidera notamment des enfants ayant perdu tout lien social à la suite de la guerre.

Dans les années 50, il rencontre François Truffaut et devient son assistant sur les films Les Quatre Cents Coups, Tirez sur le pianiste et Jules et Jim. En 1967, il réalise son premier documentaire pour la télévision, Cholem Aleichem: un écrivain de langue yiddish. Dans les années 60 et 70, ses documentaires pour la télévision explorent pour l'essentiel la période de l'après-guerre et les conséquences de l'Holocauste.

A partir des années 80, en collaboration avec Pierre Dumayet, il réalise des portraits d'auteurs tels que Paul Valéry, Gustave Flaubert ou encore Georges Perec, avec lequel il était également ami. Son premier roman, Quoi de neuf sur la guerre ? est publié en 1993. L'auteur est alors âgé de soixante ans et reçoit pour ce livre, le Prix du Livre Inter. L'histoire se déroule lors de la première année d'après-guerre et met en scène un atelier de confection pour dames de la rue de Turenne, à Paris. Robert Bober nous raconte, d'un ton en apparence léger, presque réjoui, la manière dont les différents personnages mis en scène ont été épargnés, survivant ainsi à la guerre.

Suit Berg et Beck en 1999 - l'auteur nous y raconte la vie d'enfants juifs après la déportation de leurs parents ainsi que leur survie à la perte de ces êtres chers - et Laissées-pour-compte en 2005, une des créations les plus originales de ces dernières années - sur un thème plus léger que celui des titres précédents - et déjà évoquée dans ces colonnes.

Il nous revient aujourd'hui avec On ne peut plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux, titre emprunté à l'auteur de La plupart du temps, Pierre Reverdy. Avec son style magique de conteur, il nous entraîne cette fois-ci sur le plateau du tournage de Jules et Jim où le personnage central du roman, Bernard - un double de son ami Robert, à la fois inventé et bien réel - se voit confier un rôle de figurant. Cet événement sert de prétexte à décrire, de Belleville à Ménilmontant, le Paris des années 60, ses cafés, ses artistes, les chansons d'Aristide Bruant, les films de Marcel Ophüls, de Jacques Becker et bien sûr de François Truffaut. A la manière d'un Robert Doisneau, le regard de Robert Bober nous entraîne avec beaucoup de tendresse, d'humour et de nostalgie, dans ce récit truffé d'anecdotes pittoresques, qui n'en est pourtant qu'à ses balbutiements.

A la fin du tournage, en effet, Bernard tout fier d'apparaître dans le film, invite sa mère au cinéma pour partager avec elle ce moment de bonheur. A la sortie de la salle, sa mère bouleversée, s'accroche à son bras et lui confie que Jules et Jim - un ménage à trois, disait François Truffaut - c'est son histoire... Il va ainsi plonger dans le passé, sur la trace de son père qu'il a perdu trop jeune - mort en déportation - et de son beau-père - disparu dans l'avion qui coûta la vie à Marcel Cerdan - tous deux amoureux de la même femme, sa mère, amis depuis leur jeunesse en Pologne. La correspondance avec sa tante des Amériques, Esther - la soeur de son père, nous immerge une fois encore dans le monde du cinéma, des Ziegfeld Follies à Harpo Marx, renouant par ce biais les liens familiaux qui, pour un temps, s'étaient malencontreusement interrompus.

Au dernier chapitre de ce livre, le narrateur entreprend un voyage à Auschwitz, pour rejoindre son père, une dernière fois: Je n'ai pas noté le numéro du block consacré aux déportés venant de France. Celui où naturellement on nous conduisit d'abord. Je n'ai pas entendu ce que dans ce lieu le guide nous disait. Il y avait là, devant moi, la photographie de mon père. Celle que je connaissais et que j'avais toujours vue dans son cadre de cuir brun posée sur le buffet de la salle à manger. Sur cette photo, considérablement agrandie, mon père avait retrouvé sa dimension d'homme. Nous étions là, ensemble, debout, tout près, l'un en face de l'autre, dans la même immobilité. Nous avions le même âge. Il me souriait.  

Beaucoup d'émotion contenue, de délicatesse et de pudeur dans ce roman de Robert Bober qui évite soigneusement les pièges du mélodrame, avec cette infinie douceur d'un funambule qui foule la neige, atténuant les rumeurs alentour, les yeux tendus vers le ciel et les étoiles. 

Robert Bober, On ne peut plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux (P.O.L., 2010) 

sources biographiques: Wikipédia - http://fr.wikipedia.org/wiki/Robert_Bober

00:09 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

06/09/2010

Sophie Fontanel

Bloc-Notes, 6 septembre / Les Saules

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La narratrice de ce récit a beaucoup de chance. auprès d'une mère comme la sienne - avec son sourire qui donne accès à la splendeur du monde - et elle le lui rend bien, à ce moment crucial de l'existence que nous redoutons tous, pour autant que nous aimions nos parents: La vieillesse, les accidents, la maladie, la dépendance réciproque, la proximité de la perte, le deuil.

A la première chute de sa maman, elle est désemparée. Le ciel lui tombe sur la tête: Une mère à terre, je pensais qu'il suffisait de la soulever (à deux, avec la gardienne de l'immeuble), de la remettre dans son lit pour que ça se tasse. Que le rétablissement se goupille de lui-même. Eh bien, j'ai appris. Dans son lit, avec deux fractures et des ligaments déchirés, ma mère se laissait mourir. Elle refusait que j'appelle une ambulance. Refusait le médecin. Refusait les soins. Refusait la nourriture. Refusait l'eau comme s'il se fût agi d'un breuvage où l'on aurait glissé des gouttes susceptibles de tuer sa résistance. Une porte blindée, ma mère. Refusait bien sûr de sourire, et quelle naïveté aussi j'avais de le lui demander dans une pareille détresse.

Pourtant, elle tient bon. Par amour pour sa mère de quatre-vingt six ans, indépendante, qui n'aime pas déranger, elle accepte de s'occuper d'elle au quotidien, subissant de plein fouet ses chutes répétitives, ses pertes de mémoire aussi. Elle connaît les couloirs des hôpitaux, les infirmières et les aides ménagères - dont elle parle avec une bienveillance naturelle - puis les maisons de repos, les soins. L'équilibre de sa propre vie s'en trouve mis à rude épreuve. Un jour, une de ses amies donne un sens à sa douleur et à son impuissance, en lui confiant: Ta maman est tombée encore une fois? Pauvre, pauvre, maman, je sais ce que tu ressens. Oh je sais que la vieille personne c'est toi-même. C'est à toi dans ces moments-là chaque minuscule vertèbre qui sort du dos de la personne âgée, des épines d'hippocampe, et ça lui fait si mal si on oublie de lui mettre les coussins. C'est à toi cette défaite, c'est ta pesanteur, et c'est toi aussi qui pèses ce poids de la vieille personne, et je sais que même la plus légère est insupportable, c'est à toi cette fin de vie...

Si le sujet du livre de Sophie Fontanel - probablement une autofiction - est grave, il est cependant parcouru par un formidable élan d'amour et de gratitude qui, la plupart du temps, transfigure jusqu'aux instants les plus pénibles. S'y ajoute une écriture pleine de fraîcheur qui vole de page en page comme une canne invisible auprès de cette mère qui ne veut pas disparaître: Sa meilleure amie sur terre. Elle saisit avec beaucoup de tendresse et d'humour les petits riens de ce quotidien à l'étroit qui font toute la différence: Sa gourmandise, ses coquetteries, ses espiègleries, ses rêves, ses désirs de croquer la vie à pleines dents, aujourd'hui, auprès de sa fille chérie.

Cette dernière grandira. Elle apprendra qu'être solidaire, c'est anticiper; que ce temps qui s'inverse, où la mémoire s'en va, paradoxalement s'accompagne d'une lucidité accrue; qu'une mère à de droit de céder au découragement; que l'amour partagé distille la force, le courage, le rire. Reste l'interrogation, à l'adresse de nous qui pour un temps encore foulons avec allégresse la terre sous nos pieds: Je pense qu'un jour moi aussi, je serai âgée, moi aussi je passerai un cap et je devrai m'en remettre à la bienveillance d'autrui. Lorsque ce jour viendra, qui dans ce monde pourra faire pour moi ce que je fais pour ma mère? Qui sera présent? Qui me soutiendra quand, à mon tour, je serai une personne vulnérable? Et est-ce que je me tuerai un jour, pour cause de ce manque d'amour très particulier qui est le manque d'aide?

L'amour vrai est éternel, selon Balzac, infini et toujours semblable à lui-même. Il est égal et pur, sans démonstrations violentes: On le voit avec les poils blancs et est toujours jeune au coeur.

Une première clef qui ouvre bien des tiroirs secrets...

Sophie Fontanel, Grandir (Laffont, 2010)

 

 

 

00:02 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature; récit; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

26/03/2010

Les derniers jours de Stefan Zweig

Bloc-Notes, 26 mars / Les Saules

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La mode est - je le sais - à l'auto-fiction ou au récit biographique pour auteurs en mal de création, et si cette réflexion semble un peu caustique ou injuste, il existe fort heureusement quelques exceptions à la règle, tels Nuit ouverte de Clémence Boulouque, paru chez Flammarion - sur Regina Jonas, première femme rabbin ordonnée en 1935 - ou plus récemment, chez le même éditeur, Les derniers jours de Stefan Zweig, écrit par Laurent Seksik, dont le titre se passe de commentaire.

Si vous n'avez rien lu de Stefan Zweig - parmi ses chefs d'oeuvres: Lettre d'une inconnue, Le joueur d'échecs, Ivresse de la métamorphose, La confusion des sentiments, Vingt-quatre heures de la vie d'une femme, Le monde d'hier ou Voyage dans le passé - prenez vite ce livre qui se lit comme un roman, dresse un portrait saisissant des années 30 et de la guerre, et pénètre dans l'âme de cet incontournable écrivain en proie au pressentiment des barbaries à venir, à la désillusion sur ses semblables, à la nostalgie d'un passé révolu, à tout jamais. Bien que sérieusement documenté, ce livre est une oeuvre littéraire - une vraie - avec ses atmosphères vibrant au rythme du parcours de l'écrivain, de Vienne à New York et à Pétropolis enfin, où Stefan Zweig et son épouse Lotte se donneront la mort, le 22 février 1942.

Toute la tragédie humaine de cette époque est condensée dans ce récit. On y côtoie ses amis Joseph Roth - un autre auteur crépusculaire -, Ernst Feder - un journaliste berlinois - ou encore Georges Bernanos le conjurant de poursuivre sa littérature de résistance. Pourtant, parmi ces aspects sombres que l'Histoire a provoqués, Les derniers jours de Stefan Zweig est aussi une histoire d'amour, dramatique certes, à laquelle répondent comme un écho lointain ou un signe du destin ces vers de Heinrich von Kleist, cités par l'auteur: Seul peut goûter la joie de contempler le monde, celui qui plus rien ne désire... Jamais la vue n'est plus étincelante et libre qu'à la lumière du couchant.

Une magnifique évocation, qui ne peut qu'inciter à (re-)découvrir un des plus grands écrivains de sa génération.

Laurent Seksik est écrivain et médecin. Il a déjà publié La consultation (Coll. Pocket,2009), La folle histoire (Lattès, 2004) et Einstein (Coll. Folio Biographies, 2009).

Laurent Seksik, Les derniers jours de Stefan Zweig (Flammarion, 2010)

photographie: Stefan et Lotte Zweig (sur senat.fr)

 

 

00:20 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature francophone, Stefan Zweig | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

07/03/2010

Emmanuelle Pagano

Bloc-Notes, 7 mars / Les Saules

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Ce roman était à l'origine un échange de lettres avec un autre écrivain. Nous nous l'étions représenté comme une oeuvre de fiction que nous construisions chaque jour, à deux, et dans laquelle nous inventions que nous nous aimions. Nous ne savions pas jusqu'où le pouvoir du roman nous amènerait. Nous ne connaissions pas la fin de l'histoire. Il est sorti de ma vie brutalement, abandonnant ce texte en cours d'écriture, annonce l'auteur en préambule à son dernier livre.

Chronique amoureuse épistolaire, à une seule voix, où le jeu en écriture vire à l'attirance, au besoin de fusion avec l'autre, à la sublimation, au choc du réel puis à la rupture, ce récit raconte une passion fulgurante qui s'empare d'une femme rangée en apparence, mariée, mère de quatre enfants, prête à tout quitter pour la vivre. Amoureuse des mots, elle décrit avec un rare bonheur les arcanes du désir, la crucifixion de l'absence, les risques que sous-entend cette relation charnelle absolue, sans illusions, ni fards, ni concessions. D'un lyrisme et d'une impudeur qui ne prêtent jamais à la vulgarité ou au voyeurisme, Emmanuelle Pagano use au contraire d'un langage poétique ensorcelant pour dire la brûlure qui l'étreint: La rivière est si profonde quand tu me pénètres que je la confonds avec toi. Je voudrais que tu redeviennes ma rivière chaque jour. Je voudrais que tu glisses, que tu coules, je voudrais te boire, me baigner en toi, encore, elle est si profonde, l'eau, que tu me portes, c'est toi qui es en moi mais tu me portes, je flotte, puis je replonge, et tant pis si le courant t'éloigne, après.

Si le lit de l'amour - ou son point de convergence - est un livre, si le point culminant de cette histoire s'exprime dans un érotisme torride, sans tabou, l'homme pourtant partira, laissant derrière lui une femme meurtrie que hante le souvenir, qu'immortalise le texte. Roman autobiographie, oeuvre de fiction, ou un peu des deux? L'auteur lève un coin du voile à la fin de son récit: Je crois avoir écrit un livre avec un homme qui n'existe pas, je crois avoir rêvé ses réponses pour continuer mes lettres, je crois avoir rêvé ses gestes, son ventre, ses bras. Est-ce que cet homme était toi?

Peu importe la conclusion. La voix d'Emmanuelle Pagano glisse sur le papier pour y éclairer un paysage qui ne ressemble à rien et dans le tremblement des corps laisse une empreinte incandescente. Qui s'en plaindrait?

Emmanuelle Pagano, L'absence d'oiseaux d'eau (Editions P.O.L., 2010)

11:32 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

02/01/2010

Rahel Hutmacher

Fille_hutmacher.jpgRahel Hutmacher, Fille (José Corti, 2010)

 

Ma fille est partie. Elle m’a arraché la moitié de mon cœur alors que je dormais, et elle est partie avec. Ma voix, elle me l’a volée dans ma bouche, alors que je l’appelais. Maintenant je ne peux plus crier Reviens. Je vous en supplie : Rendez-moi ma fille …

 

Ainsi commence ce singulier récit de la zurichoise Rahel Hutmacher qui explore, sur le mode d’un conte, en quarante-huit variations poétiques, la violence des relations filiales. Une cérémonie des adieux jamais achevée où la mère et la fille, comme au théâtre, empruntent tour à tour l’habit de la princesse, celui de la sorcière ou de l’esprit malin. Une impression douce baigne cette histoire troublante, incantation sans fin ni commencement, pour dire la douleur de la séparation, la fascination et la frayeur des territoires inconnus, les liens indéfectibles du sang.

 

En langue originale allemande, ce texte a paru en 1983.

00:10 Écrit par Claude Amstutz dans Contes, Littérature suisse | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |